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trouver la clé, trouver les clés...

30 mars 2010

les motifs du kilim

Le rendez vous est à 17h, ma mère a voulu se montrer rassurante, « tu verras, ça te fera du bien… parler à une tierce personne, ça peut soulager… tu en as besoin tu sais …».

La boule au ventre, j’appuie sur l’interphone, le déclic ne se fait pas attendre… je dois y aller, pas le choix ! Je me demande ce que je vais bien pouvoir dire… Va-t-on me poser des questions ? L’escalier me parait trop court…

Second étage, sur le palier, la porte est entrouverte. J’hésite un instant.

Je finis par entrer, la salle d’attente est immaculée. Je m’assois du bout des fesses dans un fauteuil usé.

Une table basse et ses magazines, un rideau tamisant la lumière du jour, un lampadaire halogène, j’imagine que la sobriété du lieux est sensé m’apporter calme et sérénité… je suis oppressée. J’entreprends de feuilleter  sans le voir, « science et vie » ! J'ai le souffle court, la gorge serrée et ça m'agace.

-          Bonjour

La doc se tient dans l’encadrement de la porte, un sourire qui lui aussi est sensé me rassurer… Elle m’invite à passer dans son bureau, puis à m’asseoir dans un fauteuil crapaud, face à elle. Dans un angle un canapé, comme un clin d’œil.

Elle s’assoit à son tour, prend une feuille de papier, un stylo qu’elle pose sur ses genoux et me regarde, mi sourire, elle attend.

Ma présence est incongrue, je n’ai pas les codes, je ne sais pas ce que je dois faire.

J’ai toujours tenté de coller à l’image que les autres avaient de moi, identifiant point par point ce que l’on attendait de moi… m’y conformant minutieusement.

Elle ne bouge pas, elle attend.

Je fixe le bout de mes converse, jointes bien à plat sur son kilim. Les genoux verrouillés, le dos voûté, les larmes me montent aux yeux… je me sens humiliée.

Elle me tend un kleenex, avec ce même sourire souple…

Je la remercie et prend un mouchoir tapis au fond de ma poche.

-          Votre maman a souhaité prendre un rendez vous pour vous, elle est inquiète…

Je ne réponds pas. Je ne veux pas répondre, je ne veux pas entendre, je ne veux rien de cette femme que je ne connais pas, qui attend de moi que je déverse ma vie sur son tapis.

Je me contente de fixer les motifs du kilim, au bout de mes pieds.

La doc attend, impassible.

-          Je… Ma gorge est nouée, les mots ont du mal à passer

-          Oui ? dit elle pleine d’espoir.

-          Je ne comprends pas ce que je fais là ! je finis par lui lancer

Silence, elle note une phrase. Certainement celle que je viens de lui souffler...

-          Vous trouvez l’inquiétude de votre maman infondée ?

Je soupire. Le kilim est toujours là, un losange, un triangle, un losange.

Je ne réponds pas, je fixe le kilim... Les minutes passent, j'ai l'impression d'être suspendue à la pointe de son bic, elle continue de me regarder avec son air bienveillant.

Besoin de respirer, je prends une bouffée et d'une traite, sans maîtriser, je lui lance

-          non, c’est hypocrite ! Les mots sont sortis sans que je puisse les arrêter, malgré moi.

Re silence, elle continue de noter. Qu’ai-je dit de si fascinant ou essentiel ?

-          oui ? elle fait à nouveau

Je ne réponds pas.

-          hypocrite ?

Un temps passe avant que je trouve le courage de reprendre la parole.

-          je ne suis que la partie visible de l’iceberg

-          Hmmm, elle dit, notant sûrement ma phrase…je me dis qu’elle prépare un recueil d’aphorismes et l’idée me fait sourire

-          Quels sont vos rapports ?

Je baisse la tête et retrouve le kilim. Elle attend, mi-figue mi-raisin.

-          Tendus… mon sourire se fige malgré moi…

-          Pour quelle raison à votre avis ?

Je réfléchis, tout est flou, je ne sais plus. Elle me saoule avec ses questions.

Elle m’observe, et prend des notes, mes fringues l’intéressent…

Je ne réponds pas…

-          Vous ne voulez pas répondre ?

Je ne dis toujours rien, j’apprends à parler le turc avec mes pieds.

Je la vois, tout en haut de mon champs de vision, elle attend, impassible, le même sourire neutre désespérément collé aux lèvres.

Je sens bien que si je ne lui donne rien, elle ne va pas me lâcher…

-          Demandez lui directement, à elle !

-          C’est votre vision qui m’intéresse

Depuis quand mon avis est il important ?

*

Mon père est arrivé en retard, elle est à cran. Elle rumine, et marmonne pour elle seule des mots qui lui sont destinés à lui. Elle répète son texte en vue de la générale.

L’estomac noué, je ne peux rien avaler. En bout de table je les observe, elle va dégainer, au premier faux pas, elle va tirer à vue et nous faire sa représentation à laquelle je suis sensée applaudir.

-          Mangez, c’est presque froid, elle nous lance, mauvaise.

S’il répond, on est foutus.

-          Tu ne peux pas t’empêcher ? il gronde presque .

Je repousse mon assiette, intacte. Je me lève, ils ne me regardent même pas, trop occupés à s’écharper.

*

Le vent est fort, froid et dévie ma trajectoire. Dans le centre ville tout est désert, je tourne, je gaspille l’essence dirait mon père… Putain de bled ! La pluie s’invite… obligée de rentrer, ces deux là ne valent pas la grippe qui m’attend si je continue mon périple inutile.

*

- Tu étais où ? elle est hors d’elle. Il est parti, certainement en claquant la porte et il faut qu’elle se fasse les dents

- Faire un tour, je lui jette en montant quatre à quatre les escaliers

- En semaine ? Et tes devoirs ? Tu penses au lycée ?

Je sais qu’elle va chercher tous les sujets pour me faire réagir, je ferme la porte et allume le poste.

Mon estomac crie famine, tout est enfin calme, ils sont couchés, chacun dans leur chambre respective. Le sommeil ne veut pas venir, j’ai trop faim ! Je fais les comptes et je réalise que mon dernier repas remonte à 16h : mon petit déjeuner entre deux portes, avant de partir ce matin. Je souris, c’est mieux qu’hier, le progrès me fait plaisir. J’ai des fourmis dans les membres et je m’endors en me disant que c’est sûrement de l’hypoglycémie, que je mangerai mieux demain matin.

*

Je plie soigneusement le chèque que mon père vient de me donner. Il ne dit rien, moi non plus. C’est mieux.

Je suis en avance et j’en profite pour aller voir le fleuve, les pluies l’ont chargé et ça lui donne une allure grossière et sale.

Je pense à ce que je vais bien pouvoir lui dire, pas plus envie de parler que la dernière fois, mais envie d’y aller. J’ai pas envie de lui déballer ma vie, mais de savoir que mes parents la paient dans l’éventualité où je me déciderais à débrayer un ou deux mots, je trouve ça apaisant. Pour eux aussi ça doit être apaisant de se dire que quelqu’un va faire le boulot à leur place, qu’il suffit de payer pour que la petite dernière rentre à nouveau dans le rang !

-          comment allez vous cette semaine ?

La question qui tue… COMME JE PEUX !

Mes pieds trouvent tout seul les losanges sur le tapis, les converse rouges vont mieux que les grises sur son kilim.

Elle me regarde, toujours intensément, toujours souriante… aujourd'hui son sourire m’irrite.

-          comme je peux ! je le lui ai dit calmement, en articulant bien chaque syllabe.

Je cherche l’étonnement dans son regard, mais rien ne bouge.

-          Vous vous sentez soumise à la situation ?

Je ne réponds rien, je sais que chaque réponse que je vais lui jeter en pâture va en amener une autre, c’est le but… et je ne veux pas, je sais que je risque de brailler comme une môme et je ne veux pas.

Je regarde par la fenêtre, le rideau voile les formes de la rue, mentalement j’essaie de retrouver la silhouette de l’immeuble en face. Je sens qu’elle m’observe, interprète mes feintes.

Je me racle la gorge, mes amygdales me chatouillent.

A côté de la fenêtre un tableau représente deux enfants qui jouent sur une jetée et regardant un voilier  prendre le large. Je ne l’avais pas remarqué à la précédente séance.

- Oui, je suis dans un étau.

Ma phrase est sortie toute seule.

-          Qu’est ce qu’il faudrait pour que vous alliez mieux ?

Les larmes me viennent sans que je sache pourquoi, je les sens enfler mes paupières, et je me dis que mon nez va devenir rouge, que je ne vais plus pouvoir parler et que je vais sombrer dans le mélo… comme ma mère.

Je sanglote comme une fillette, la doc me tend un kleenex, avec cet air bienveillant horripilant.

-          je voudrais exister… les sanglots font une drôle de ponctuation.

-          Mais encore ?

Je reprends ma respiration, essuie mes yeux, mon mascara a coulé et ça pique. Elle attend la suite, elle doit se dire que je vais finir par tout lâcher et je ne sais pas pourquoi mais je sens bien qu'elle a raison

-          vous souvenez vous de vos rêves ? la question me parait sans rapport

-          oui, souvent, je suis interloquée

-          y en a-t-il de récurrents ?

Je ne vois pas le rapport des rêves avec la discussion, je me demande où elle veut en venir.

Au dehors, une voiture klaxonne énergiquement. Sur le tapis, mes pieds jouent avec les rectangles et les losanges.

-          depuis que je suis petite, je rêve souvent qu’il y a un renard au fond de mon lit : il commence à me manger lentement, je crie, j’appelle mes parents, ils sont à côté, mais ils ne m’écoutent pas. Personne ne vient, alors je me laisse manger par le renard, qui ricane. Un rêve idiot, quand j’étais petite il me terrifiait, mais maintenant  dès que ce rêve commence je me réveille et je secoue les draps, comme pour me prouver qu’il n’y a rien… puis je me rendors.

-          Quand vous faisiez un cauchemar petite, vos parents venaient vous consoler ?

-          Sans doute, je ne m’en souviens pas.

Mes yeux brûlent, pour le rendez vous prochain, je ne me maquillerai pas.

*

Je me demande comment je vais bien pouvoir faire pour demander à mes parents de venir à ma prochaine séance, la doc pense que c’est nécessaire qu’on se voit tout les trois avec elle, pour parler… elle doit penser qu’ils savent parler.

Je me demande comment ils vont s’en sortir, quelle issue ils vont s’inventer: je sais que quoiqu'il arrive ils ne viendront pas.

Mon père arrive en retard, elle fulmine, comme toujours, je continue de mettre la table, comme si de rien n’était.

-          Ce soir on mange les restes, elle tente de se contrôler mais la rage perce sous son calme apparent.

Je passe ma vie à finir leurs restes, leurs restes d’amour, leurs restes d’attention, les restes de tout !

On s’assoit, je me dis qu’il faut que je parle dès le début du repas, avant que l’orage n’éclate, je prends ma respiration et dans un souffle je lance :

-          la psy veut vous voir la semaine prochaine

Silence, le temps s'arrête, ils ne bougent plus, et l’espace d’un instant je me dis que je n’ai pas parlé assez fort, qu’ils n’ont pas entendu.

Puis mon père saisit la balle au bond le premier

-          pourquoi ? c’est toi qu’elle suit, pas nous !

Je marque un temps, un brin déstabilisée

-          elle dit que ça peut aider…

Silence. J’observe ma mère du coin de l’œil, elle a le nez dans son assiette, la mine visiblement concentrée, je sais qu’elle écoute, qu’elle va se contenter de rebondir sur ses arguments à lui.

-          je ne viendrai pas ! on te paie un psy pour que tu ailles mieux, que tu arrêtes d’être violente et agressive, que tu te comportes correctement au lycée et que tu arrêtes tes conneries… Que ta psy nous voit, ça changera rien, je ne vois pas ce que ça pourrait changer ! J'ai pas besoin de consulter, je vais très bien !

Ma mère ne dit toujours rien. Je n’ai plus faim. Une petite balle de ping pong fait des allers retours de mon estomac à ma gorge. Je la regarde franchement, attendant ouvertement sa réponse. Elle prend sa respiration, hésite puis repart

-          je ne sais pas ce que tu es allée lui raconter pour qu’elle veuille nous voir, je sais bien que si je viens elle va me faire un procès, avec mes prétendues fautes et blablabla… Pour une fois ton père a raison, tu vas là bas pour régler tes problèmes, de mon côté je n’ai rien à me reprocher ! Je fais ce que je peux ! Qu’elle soit heureuse parce que sans moi tu n’y serais pas allée !

Je replie ma serviette, lentement, je repousse ma chaise et dépose mes couverts dans l’évier.

Ils me regardent tous les deux, hagards.

-          Où vas-tu ?

Je ne réponds rien. Mon père se lève, brutalement, et m’attrape par le bras

-          tu restes à table !

-          j’ai bien compris qu’on n’a aucune obligation les uns envers les autres, alors je n’ai pas faim donc je me lève !

Il me lâche, ne trouvant rien à répondre.

J’attrape mon blouson et mon casque et je sors. La pluie est battante mais j'étouffe, la pluie est préférable à leur hypocrisie. La route est déserte, la station balnéaire a des allures sinistres sous la pluie automnale. L'abri d'un hall d'immeuble fera l'affaire, je suis trempée. La porte vitrée me renvoit l'image d'une fille aux yeux de panda, clope au bec, cheveux collés et paumée. Je déteste cette fille.

*

La boulangerie n’est pas la meilleure de la ville mais mon estomac ne saurait attendre plus ! Un pain au chocolat, un flan pâtissier et un chausson aux pommes, je me dis que je tiendrai facilement jusque demain matin. Du coup je vais pouvoir m’éviter la corvée "partage de restes en famille ".

-          à table !

Elle est réglée comme une horloge 19h15, inévitablement… le rappel des troupes. Pour une fois il est là à l’heure, histoire de se dédouaner de l'épisode de midi. Je les laisse savourer ce petit repas en tête à tête.

-          j’ai pas faim, je dois bûcher mon français, contrôle demain !

Pas de réponse, elle doit se dire que c’est mieux ainsi.

Ils commencent déjà à s’engueuler… je ferme ma porte, et tant pis pour Apollinaire, j’allume la musique.

«… If I leave there will be trouble, If I stay there will be double… » de circonstance !

*

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